Castoriadis et l’autonomie
Un constat de crise des démocraties et de montée de l’insignifiance
Castoriadis analyse la crise des démocraties contemporaines dans lesquelles il voit des régimes d’oligarchie libérale appuyés sur un capitalisme bureaucratique. Malgré l’héritage des luttes émancipatrices, nos sociétés sont fortement inégalitaires et la représentation politique du peuple n’a pas de réalité effective. Dans la société qui se découpe en sphère privée (Oïkos), sphère publique/privée (Agora) et sphère publique (Eclesia), la sphère publique reste privée dans les faits (les décisions se prennent de manière opaque par un petit nombre).
Castoriadis interroge la possibilité d’instituer une société démocratique autonome à partir d’une réflexion sur les notions d'autonomie et d'hétéronomie individuelles et collectives, entendues d’un point de vue philosophique, socio-politique et psychanalytique – ces différentes approches étant selon lui indissociables.[1] L’autonomie apparaît comme la volonté individuelle et collective de se conformer à des lois que le sujet ou la société se sont eux-mêmes donnés, tandis que l’hétéronomie désigne le consentement et l’obéissance à des lois extérieures qui sont issues d’une autorité transcendante. Pour Castoriadis, deux moments de l’histoire ont relevé d’une auto-création autonomie : la Grèce antique et l’Europe de la modernité.
Castoriadis voit dans la crise de la société contemporaine une crise du processus identificatoire caractérisée par l’effondrement de l’auto-représentation de la société et la montée de l’insignifiance. Il met en lumière un paradoxe de la société capitaliste occidentale : dans cette société qui se veut humaniste, hostile à la violence, l’idéologie de l’individualisme trouve chez l’individu un point de fixation dans la régression au narcissisme primaire, à un égocentrisme lui donnant l’illusion de pouvoir satisfaire tous ses désirs ; ce narcissisme ambiant est la résurgence d’un caractère de l’imagination radicale, d’une situation infantile où l’emporte le sentiment que le droit au plaisir, aux gratifications narcissiques est illimité, à l’opposé de l’autolimitation que présuppose l’idée d’autonomie. L’individu devient inaccessible à la culpabilité à l’égard de l’autre et paradoxalement, cette même société qui se veut paisible, respectueuse de l’égalité et de la justice pour tous, tend à sécréter une violence incontrôlée.
Du besoin d’institution
Castoriadis récuse la raison comme noyau essentiel de l’autonomie. En s’appuyant sur Freud, il décrit l’être humain, à l’origine, comme une monade psychique, c’est-à-dire un monde unitaire clos sur lui-même, d’où émane un flux de représentations, d’affects, de pulsions, qu’on peut désigner comme un chaos. L’absence de coordination et de maîtrise de ces phénomènes psychiques exclut que soient tolérés les frustrations imposées par l’existence de l’autre, par ses désirs propres. C’est le narcissisme primaire qui est la dominante de la vie psychique ; l’individu vit dans un monde fantasmatique qui ignore l’altérité ; ce monde, Castoriadis le désigne comme une imagination radicale.
L’homme ne pourrait survivre si ne lui était pas imposé au cours de son développement l’accès à une vie sociale organisée, qui a ses règles, ses interdits et ses mœurs. L’institution est la réponse apportée à cette situation invivable d’indistinction. L’humanité ne peut survivre à son hubris qu’en prenant la voie instituante. Le champ ouvert par l’institution est celui de la signification, par le seul canal qui nous permette d’y accéder qui est l’imaginaire social.
Les significations imaginaires sociales désignent les fonctions de l’imagination permettant de donner sens et unité à une société. Les liens sociaux se constituent à partir de la reconnaissance de ces significations communes – paraitraient-elles absurdes et irrationnelles – formées en référence à des idéaux transcendants, et qui constituent l’un des fondements les plus puissants du sentiment d’identité.
Toute société crée ainsi son monde propre dans l’émergence de significations imaginaires sociales dont la fonction est triple : Ce sont elles qui structurent les représentations du monde en général ; elles désignent les finalités de l’action et imposent ce qui est bon et ce qui n’est pas bon à faire ; elles établissent un type d’affect caractéristique. A la représentation que la société a d’elle-même, est lié un « se vouloir cette société-là et s’aimer comme cette société-là ».
Ainsi, l’individu selon Castoriadis est un être social-historique, étroitement dépendant de son milieu toujours conditionné par ce qu’il nomme l’infra-institué. Mais cet individu est également doté d’une capacité propre d’auto-altération du moi (elle-même en relation avec les transformations de la collectivité) qui est à la source de la possibilité d’une institution autonome. Une des caractéristiques essentielles de l’autonomie individuelle et collective est la capacité de réflexivité. Elle implique une distanciation par rapport aux institutions et aux lois, dans un régime démocratique, en même qu’un retour sur soi de l’individu-sujet. La sublimation, condition de l’émergence de liens sociaux, est le lieu d’un débat entre l’égocentrisme originaire, archaïque, et l’ouverture à l’altérité.
Une démocratie visant l’autonomie de la collectivité est donc nécessairement le centre de contradictions internes, car elle doit admettre une interrogation non limitée concernant toutes les valeurs, par la libre discussion, par la pensée critique des citoyens et des intellectuels. Elle est par conséquent un régime tragique, et fragile par nature, puisqu’elle n’a d’autre fondement et d’autre limite qu’elle-même.
Cette autonomie n’est pas une donnée mais un projet. Le projet d’autonomie de la collectivité implique le projet d’auto-création d’une subjectivité véritable comme instance réflexive et délibérante (imaginaire radical).
L’autonomie n’est possible que si la société se reconnait comme la source de ses normes, devant dès lors faire avec la question de la justice et avec la question de la limite à ses actions. « Dans une démocratie, le peuple peut faire n’importe quoi et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. »[1] La démocratie est le régime de l’auto-limitation. Or, il n’y a pas pour appuyer cette auto-limitation de loi de la loi ou de norme de la norme, qui ne serait pas elle-même une création historique. Et il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective. Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide. C’est par le toujours révisable et par les mécanismes dont elle se dote d’autocréation permanente de la loi que la démocratie de protège d’elle-même. Concernant la démocratie athénienne, le théâtre tragique a joué le rôle politique d’une institution d’autolimitation. Il y a pour Castoriadis une dimension politique cardinale de la tragédie qui tient à ce qu’ « elle donnait à voir - par la présentation - que l’être est Chaos » (comme lorsqu’Euripide montre aux Athéniens leur propre monstruosité dans Les Troyennes) .
Qu’est-ce que l’imaginaire instituant ?
L’imaginaire social de Castoriadis n’est pas « image de ». « Il est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il est peut-être question de ‘quelque chose’. » (p.8) Il est la faculté originaire de poser ou de se donner sous le mode de la représentation une chose ou une relation qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été ». Il est une capacité à faire surgir comme image ce qui n’est pas là et n’a jamais été ; une capacité à poser comme réel ce qui ne l’est pas, capacité à poser un objet et à faire être cet objet.
Castoriadis distingue « l’imaginaire institué » qui a pour fonction d’introduire des valeurs et interdits (le « surmoi » collectif de Freud) d’un « imaginaire instituant », correspondant à une vie fantasmatique, individuelle et collective, que l’on a vu apparaître lors de crises historiques et politiques interrogeant les institutions et les mœurs estimés illégitimes ou sclérosés. Dit autrement, l’imaginaire instituant est l’œuvre d’un collectif humain créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques existantes; tandis que l’imaginaire institué n’est pas l’œuvre créatrice elle-même (« l’instituant »), mais son produit (« l’institué ») – soit l’ensemble des institutions qui incarnent et donnent réalité à ces significations, qu’elles soient matérielles (outils, techniques, instruments de pouvoir… ) ou immatérielles (langage, normes, lois… ).
D’où sa conception de l’histoire comme union et tension de l’imaginaire instituant et d’un imaginaire institué dont le système de représentations reflète un ordre de pouvoir, un type de rapports de force, qui résultent eux-mêmes de la structure sociale, tout en cachant l’ancrage d’une telle structure dans le temps et dans l’histoire. La négation des références sociologiques et historiques donne à l’idéologie une apparence de vérité universelle et intemporelle.
L’imaginaire instituant a affaire avec l’imaginaire radical. Il fixe quelque part hors de nous la source du sens.[2] « Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachement radical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en cause la relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir, de son savoir, de son pouvoir »
Pour un théâtre de l’imaginaire instituant
Laurent Fleury retrace l’histoire du TNP de Jean Vilar et de ses innovations à visée d’un théâtre pour toutes et tous, et s’interroge à partir de cette expérience sur un théâtre praticable qui puisse œuvrer à une transformation sociale. « L’espace public rassemble les disparités, maintient la communauté à distance d’elle-même, éloignant le danger d’une communauté fusionnelle apolitique et préservant l’échange. Le pouvoir des institutions réside alors dans celui d’instituer de l’espace public pour favoriser l’instauration d’un monde commun, cet espace public nous permettant de prendre du recul par rapport aux liens sociaux et nous tenant dans une extériorité des uns aux autres et dans une extériorité de chacun à l’ensemble ».
« Le théâtre a pu favoriser l’institution de la société dans les exemples offerts par la tragédie grecque ou la forme théâtrale du dix-septième siècle. Jean Vilar en avait sans doute aussi une claire conscience. Ici se loge sans doute l’un des effets majeurs du travail d’institution d’un monde commun par les institutions : fonder des espaces publics, lieux de formation d’un jugement esthétique sur la valeur des œuvres, lieux d’une appropriation critique de la création artistique, mais aussi lieux d’institution de la qualité de spectateur ou de celle de public, et également lieux de la constitution politique d’un monde commun.»
[1] Michèle Ansart-Dourlen (2005). « CASTORIADIS. Autonomie et hétéronomie individuelles et collectives. Les fonctions de la vie imaginaire. » Cahiers de Psychologie Politique, (7). https://doi.org/https://doi.org/10.34745/numerev_421
[1] CASTORIADIS Cornelius, « La polis grecque et la création de la démocratie » dans Le Débat 1986/1(n° 38), pages 126 à 144, Gallimard
[2] KARSENTI Bruno, « L’énigme de l’hétéronomie », L’Homme [En ligne], 227-228 | 2018, 2020, http://journals.openedition.org/lhomme/32578