Théâtre et lien social 

Le laboratoire du lien social développe des projets de recherche sur les processus de sortie de l’enfermement social et plus précisément sur la création théâtrale comme praxis susceptible d’offrir un espace symbolique de refiguration, au sens de Ricœur[1], favorable à un dégagement psychique, lui-même propice à un mouvement de détachement et de ré-attachement social.

Lorsqu’il n’offre plus ni protection ni reconnaissance, le lien social - qu’il s’agisse d’un lien familial, amical, professionnel, communautaire ou civique – peut dévitaliser et devenir toxique au risque de la maladie, de la désubjectivation, de l’isolement et de la violence. Ainsi, les liens sociaux représentent potentiellement un « facteur libérateur » lorsqu’ils apportent « la force vitale de l’intégration à la société » tandis qu’ils peuvent devenir facteurs de « vulnérabilité diffuse » lorsqu’il s’agit de « liens qui fragilisent » ou de « liens qui oppressent ». Serge Paugam a mis en lumière un processus d’« attachement, détachement, ré-attachement » observable chez les individus sur plusieurs années. La littérature sociologique nous donne des clés d’analyse de ces mécanismes à l’échelle d’une population (comme le fait Sayad pour qualifier les mécanismes à l’œuvre dans les différentes périodes de l’immigration algérienne en France) ou à l’échelle de l’individu (par l’entrée théorique comme Merton avec la sociologie des aspirations, ou par l’entrée expérientielle comme Hoggart, fondateur des Cultural Studies, qui s’appuie sur son propre parcours biographique depuis son enfance dans un quartier ouvrier de Leeds).

A l’intérieur de ce processus d’émancipation d’un attachement social abimé ou problématique, je m’intéresse plus particulièrement aux facteurs et aux conditions de la mise en mouvement du sujet. Comment un déplacement devient-il nécessaire, impérieux et simplement possible pour un individu à l’endroit de son ancrage social ? Comment et à quelles conditions sortons-nous de ce qui nous enferme ?

Mon objet de recherche est le processus par lequel le sujet se détache de liens sociaux qui l’oppressent et produit un écart, c’est-à-dire un déplacement à la fois social et psychique, pour s’émanciper et se ré-attacher socialement d’une manière plus favorable. Il s’agit d’un processus dynamique. Il s’observe dans le temps. Il demande de comprendre de quoi sont faits les liens qui attachent le sujet à ses proches, à la communauté, à la société. Florence Giust-Desprairies répond en premier lieu par la création imaginaire et par la force du renouvellement des représentations. Paugam relève trois composantes fondamentales du lien social : le contrôle social, l’habitus et la mémoire collective. C’est à partir de ce double adossement que j’étudie les sujets en situation et dans leur trajectoire biographique, en tenant compte des processus d’intrication et de liaison de l’économique psychique d’un côté et des logiques et des significations sociales, de l’autre.

Or, il est un espace-temps de prédilection pour le travail de l’imaginaire et pour la production fictive et réelle d’un écart, qui est la scène théâtrale. Mon hypothèse est que la création et la pratique théâtrales peuvent figurer, dans certaines conditions, une voie privilégiée pour favoriser le dégagement individuel, comme tend à le montrer la multiplication des actions artistiques et culturelles qui relient théâtre et lien social, à commencer par les politiques publiques (si l’on regarde le Programme théâtre et lien social du Ministère de la Culture). On l’observe également dans le développement des pratiques issues du théâtre d’intervention, depuis le théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal jusqu’au théâtre d’intervention socioclinique (je me rapporte ici au livre de René Badache et Vincent de Gaulejac, Mettre sa vie en jeu).

Une autre illustration en est le théâtre communautaire argentin qui a émergé dans les quartiers populaires de Buenos aires dans l’après-dictature, dans un contexte de profonde crise économique et sociale. J’ai moi-même effectué un stage dans le théâtre Circuito cultural de Barracas, quartier où les conséquences de l’hyperinflation ont été particulièrement dramatiques et où il est fréquent de voir les personnes retraitées se remettre à travailler et cumuler plusieurs petits boulots pour faire face à leurs dépenses du quotidien. Le Circuito est devenu leur premier lieu de vie sociale. Une même pièce jouée tous les samedis par l’ensemble des vecinos (voisins, habitants du quartier) attire un public toujours nombreux. Certaines représentations sont également données en déambulation dans les rues de ce quartier pauvre et drainent plusieurs centaines de spectateurs.

Je parle d’espace-temps de prédilection du théâtre pour une mise au travail du lien social, pourtant la fonction émancipatrice du théâtre n’est pas une caractéristique majeure admise par la sociologie classique. Depuis la Distinction de Bourdieu, la lecture sociologique des dispositifs artistiques et culturels est encore majoritairement celle d’une reproduction sociale et du renforcement des élites qui détiennent le capital économique et le capital culturel. Comment et à quelles conditions la pratique théâtrale peut-elle jouer un rôle social de subjectivation et d’émancipation dans le parcours de vie d’un sujet ?

[1] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990

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